Une roulotte flambant neuve

@Levna Kvitová & Vita Havel

Passant une main sur mon front, je vérifie d’un œil attentif les caisses que je viens de clouter. Trois commandes rondement exécutées depuis hier, que je n’ai plus qu’à déposer vers Andrej, le gitan qui s’occupe de faire le courrier dans l’agglomération. La poste passe, bien sûr. De loin. La plupart du temps, le facteur se contente de jeter nos lettres depuis son camion sans prendre la peine de s’arrêter. Andrej a donc pris l’habitude depuis plusieurs années de l’attendre devant la boîte pour récupérer le courrier en mains propres. Il s’occupe ensuite d’acheminer nos propres envois à Prague, il emmène les lettres à destination de l’étranger dans un bureau de poste, histoire de s’assurer qu’elles partent bien. Et dépose mes commandes en tir groupé aux adresses que je lui indique. Il faisait déjà ça pour mon père et a continué sans trop se poser de questions quand j’ai pris la relève. Chacun d’entre nous lui donne une pièce, plusieurs dans mon cas, pour le remercier du service rendu. Obligé de payer nous-mêmes un coursier, un Ancien en plus… Mais au moins, je m’assure que mes commandes arrivent en un seul morceau à leur destination. Vu le prix où on me les achète, la moindre des choses, c’est de faire montre de qualité.

Andrej me remercie pour sa paye, je soulève ma casquette pour lui rendre la pareille. Puis je m’avise qu’il serait temps de me rendre chez toi. Parce que si j’ai envie de faire aussi bien mon travail, en général, c’est pour les gitans que je le fais en priorité. A moindre prix, parce qu’on ne roule pas sur l’or et que chacun rend service aux autres. Tu est passée en fin de semaine dernière pour me demander de passer voir ta roulotte et envisager les réparations à faire dessus parce que le bois gonfle et commence à grincer. C’est mon père qui a fait les derniers travaux chez toi, ça doit avoir vieilli un peu depuis le temps. La météo s’adoucit, c’est le moment idéal de faire quelques retapes sur le bois pour le traiter avant la pluie et la chaleur de l’été. Comme j’approche de chez toi, je retire ma casquette, par marque de respect devant une femme, et d’autant plus devant toi. Nous avons beau avoir grandi ensemble et connaître un peu le tempérament de l’autre, il s’est passé des années durant lesquelles on ne s’est pas vraiment revus, seulement lors des grandes fêtes ou durant des funérailles. Entre ton apprentissage de Dame des Douleurs et mes propres escapades à l’adolescence, autant dire que nous sommes devenus des inconnus, malgré nos âges proches et nos longues années de primaire. Ça fait un peu étrange de te reparler ainsi, j’ai gardé des souvenirs de mon enfance et avec toi comme avec tous les autres, je n’étais pas spécialement tendre. Déposant mon sac d’outils, je frappe à ta porte. Quand tu m’ouvres, je te salue sobrement : « Bonjour, Dame Levna. Chose promise, chose due, je viens prendre les mesures de votre roulotte pour retaper tout ça. » Et je désigne le sac à mes pieds. Je n’ai emmené que le nécessaire pour prendre des mesures et jauger le terrain. Peut-être qu’il faudrait l’aplanir un peu pour s’assurer que les fondations soient stables. A force de ne pas bouger, les roues finissent par s’enfoncer. « Comment allez-vous, ce matin ? » Je t’offre un sourire charmant, pour adoucir le vouvoiement. Tu n’as que quelques mois de plus que moi mais pourtant, ta place dans la communauté m’empêche de dépasser cette barrière et de devenir trop familier en ta présence.

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Une roulotte flambant neuve

@Levna Kvitová & Vita Havel

Tu sembles un peu ailleurs et je ne m’en inquiète pas vraiment, la plupart des médiums ont tendance à sembler égaré dans l’instant présent. Ton pouvoir particulier, ta faculté de ressentir la douleur des peuples tsiganes persécutés, est unique, spontané, plus puissant qu’un don médiumnique ordinaire. Nécessaire et cathartique. Je sais quel respect t’es dû mais j’ignore totalement comment tu le vis, en tant que femme. Tu me rends un sourire malgré tout, et m’offre une réponse avant de m’inviter à te suivre, ce que je fais sans trop me poser de questions. Ton autorité sur les gitans est telle que même les Anciens te parlent différemment. Tu m’annonces finalement avec un regard enthousiaste avoir changé d’avis. Une nouvelle roulotte. Carrément. Je lève un sourcil surpris. Ça sera plus long que prévu, je suppose… « Une nouvelle roulotte ? » je répète, plus pour me figurer une première idée que par souci de compréhension. Je hausse finalement les épaules ; si tu es patiente, c’est parfaitement faisable. Comme je ne peux pas me permettre de faire attendre mes autres commandes et qu’il faut que je me fournisse en conséquences, ça va prendre  une ou deux semaines, probablement plus si on veut parfaire les finitions. Mais ça exige aussi qu’on ne perde pas trop de temps.

Alors je tape un coup sec sur le lambris de ta roulotte. La peinture est presque totalement partie par endroits et se détache en paillettes dans la boue. « Donc, j’en monte une de bout en bout ? Je peux récupérer des pièces dans celle-là, ce serait dommage de gâcher... » Le recyclage, c’est essentiel. Et mon père avait bien travaillé sur ta roulotte, même si elle se fait vieille, certaines pièces à l’intérieur peuvent encore être reprises. Poncer, vernir, redimensionner au besoin, sculpter des motifs plus modernes. « Écoutez, on peut commencer par dessiner des plans pour envisager le travail que ça va demander. Après, je pourrais vous donner une idée plus précise des étapes. » Je ne suis pas architecte mais j’ai toujours aimé faire des croquis de mes œuvres, ça me permet aussi de visualiser clairement les mesures, les jointures et les angles à travailler. J’ouvre mon sac à outils pour en sortir une planche à dessin usagée et une équerre. D’un geste rapide, je te tends le crayon de papier que je garde dans une poche. « Faites un premier jet. C’est votre roulotte, à vous l’honneur. »

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